9 septembre 2014

FREDERIC BAZILLE et l'évolution des espèces : des êtres plus parfait que l'homme peuvent naître du progrès. Un matérialiste de 19 ans en action.



Pour les "Bazilliens", vous pouvez sauter les premiers paragraphes. Quoi que...? 

                  Inattendues, souvent, les trouvailles, au bout d'une corvée de bénédictin

                  J'avais, depuis — quand ? toujours? — un dossier assez sinistre :
SOCIETE DE L'INSTRUCTION MUTUELLE

                  20 doubles feuilles format in quarto portant chacune 4 pages d'une écriture manuscrite polycopiée par je ne sais quel moyen : les compte rendus trimestriels (théoriquement) de l'activité de cette société.
                 Je me suis décidé aujourd'hui à lire tout ça.
                Au bout d'une quarantaine de pages péniblement lues, je me suis pris à écrire sur mes notes : " Ne tient pas plus que ce que ça promet".
SOCIETE DE L'INSTRUCTION MUTUELLE, MONTPELLIER

                Voici à peu près de quoi il s'agit.
                Le 9 mars 1850, un groupe d'hommes (que des hommes, comme tous ces clubs, sociétés et cercles sexistes du XIXe) crée une Société de l'Instruction mutuelle.
Ils en sont si fiers qu'ils font un tampon.
Il y a là des gens dont la chronique locale retiendra les noms, beaucoup ont leur nom sur une rue de Montpellier ou des environs.
Alfred et Gaston Westphal, d'une grande famille d'industriels "sociaux".
Des  Castelnau (famille du peintre Eugène Castelnau), des Leenhardt (famille du peintre Max Leenhardt) , des Cazalis, des Gachon : toute l'armada des notabilités protestantes.
Ajoutons Gustave Planchon, ce professeur de botanique et pharmacie qui signera la découverte du remède contre le phylloxéra et a, face à la gare de Montpellier, un square rendu célèbre par Valéry Larbaud.
Ajoutons : Armand Sabatier, Emile Bertin, Alfred Castan, Paul Cazalis de Fondouce (l'archéologue), Albin Figuier (le neveu de Louis Figuier, le "savant au foyer"), Jules de Seynes (médecin, mais graveur d'ex-libris à ses heures), Dunal, etc... : toute une brochette d'universitaires.
Au fil de la lecture, nous apprenons que ces garçons ne sont pas encore d'illustres professeurs, mais de brillants étudiants (si nous connaissions par cœur leurs dates de naissance, on s'en serait douté).
40, 50 membres...
UNE LISTE DES PREMIERS MEMBRES

Qu'est-ce qu'ils font?
Ils se prennent au sérieux comme des protestants. Je ne suis pas sûr de tous, mais disons qu'à 80 - 90 % tout ce monde est protestant.
Ils s'instruisent mutuellement.
Une fois par semaine, ils se réunissent 4 Boulevard de la Blanquerie (actuels Bd Louis Blanc et Pasteur). Au menu : soit une conférence de l'un d'eux (c'est le but du jeu), soit une ou plusieurs lectures (c'est le bouche-trou), soit une discussion (c'est l'anarchie).
L'objectif est de mutualiser la diversité des goûts et des aptitudes.
En fait de diversité, il faut reconnaître que ça diverge pas trop.
Lorsqu'en 1857  Planchon se hasarde à faire un éloge d'Alfred de Musset, il se fait taper sur les doigts : Rolla, c'est fort bien écrit, mais tout le monde se déclare "choqué par sa licence et son sensualisme". Les Fleurs du Mal viennent de paraître, mais ils n'osent même pas y penser.
En 1859, ils lisent Le Dernier jour d'un condamné, que Hugo a publié il y a 30 ans. Ils trouvent ça "pauvre en preuves sérieuses", "fort discutable", "plein d'arguments passionnés", bref, inacceptable.
Inacceptables aussi les notes prises à un cours de Claude Bernard (qui ne publiera son Introduction à la médecine expérimentale qu'en 1865) : c'est une pensée "organiciste", et ce mot, qu'ils opposent au "principe vital" cher à l'Université de Montpellier est pour eux une injure.
Autre sujet : Westphal qui "inventera" un jour avec Charles Gide (l'oncle d'André) la mutualité, se demande : "Le commerce peut-il se faire chrétiennement"? Tous ces fils de banquiers, industriels et commerçants répondent "oui" d'une seule voix.
Dernier exemple de débat, sur les races humaines. Ils ont nommé une commission pour étudier le problème, et le rapport de la commission conclut à la pluralité des espèces humaines. C'est à dire que tous les hommes n'appartiennent pas à la même espèce humaine. Ça va plus loin que l'inégalité des races : c'est dire qu'il y a des hommes qui ne sont pas des hommes (comme nous). Dit comme ça, c'est un peu gros, la Société se cabre, et "se basant sur les considérations religieuses et morales, elle reconnaît la nécessité de l'Unité de l'Espèce Humaine".

BREF, j'en étais là de ma lecture, pensant avec morosité que ces jeunes gens étaient sans doute bien gentils, à coup sûr pleins d'avenir, mais bien loin de mes préoccupations. Sexistes, racistes, conservateurs et même pas esthètes. Même avec le décalage spatio-temporel, ça fait beaucoup à digérer.

Mais, bonne bête de somme, je filais mon train, vaillamment léthargique : j'y suis, je vais au bout !
Et c'est alors que l'avant-dernière feuille me réveilla en sursaut.

"Enfin, nous avons eu  la satisfaction de nous adjoindre un nouveau membre actif, M. FRÉDÉRIC BAZILLE dont la VOCATION POUR LES SCIENCES NATURELLES nous promet un nouveau contingent de travaux de cet ordre. " 
Réception de FREDERIC BAZILLE
RECEPTION DE FREDERIC BAZILLE, suite

On est au début de 1860. Frédéric Bazille a 19 ans. En 1859, il a été reçu bachelier ES-SCIENCES. C'est le début d'une vocation. Du coup, il part en juillet, avec Gustave Planchon et Charles Martins, le créateur des serres du Jardin des Plantes de Montpellier, pour une excursion botanique et enthomologique dans les Alpes  : Grenoble, Uriage, la Grande-Chartreuse. Il y récolte beaucoup d'insectes.  C'est une autre vocation.
C'est l'époque où il se passionne pour l'identification des oiseaux, même exotiques. IL identifie — à distance — les oiseaux que son père croise en Algérie. Il fait même des expériences de taxidermie et remplit sa chambre d'oiseaux empaillés.  Oui, c'est toujours une vocation en marche.
En ville, on sait ça. Les chasseurs lui donnent des oiseaux rares, son père lui ramène des papillons de tous ses voyages. 
Oui, Frédéric a une vraie vocation pour les sciences naturelles. Son cousin Louis Bazille, son futur cousin Jules de Seynes qui président la Société ce trimestre, le savent.

Trois pages plus loin, nouveau bonheur. Non seulement Frédéric est admis dans la société, mais il parle. Et non solum il parle, mais il lâche une bombe et polémique ferme !!

INTERVENTION  DARWINIENNE DE FREDERIC BAZILLE

"M. Fréd. Bazille a déjà lu son premier travail sous le titre de L'Histoire de la Géologie jusqu'à Hooke. Ce travail appelle son complément promis par l'auteur qui reliera des faits à des généralisations nécessaires. M. Bazille a émis une idée qui a provoqué une assez longue discussion : celle de la possibilité d'un progrès pour ainsi dire indéfini d'où suivrait la possibilité de la création d'êtres plus parfaits que l'homme. Quelques membres sont d'avis que l'appropriation d'un milieu convenable à l'homme est plus évidente que la loi de progrès constant. D'autres, ayant surtout égard au perfectionnement graduel des formes pensent que la solution ne peut être cherchée dans l'histoire antérieure du globe que d'un autre côté. La question est insoluble au point de vue abstrait à cause de l'incompétence de l'homme à juger une perfection supérieure à la sienne et inférieure à Dieu. "

Si on analyse.
Laissons de côté la référence un peu pédante à Robert Hooke. 
Frédéric Bazille est matérialiste et croit que le progrès et l'apparition des espèces donc de l'homme est un phénomène immanent.
L'espèce humaine est le fruit d'un progrès naturel, mais l'homme  est appelé à être dépassé par une espèce plus avancée.
Il s'agit d'un darwinisme totalement matérialiste. Aucune place dans les propos de Bazille pour la moindre transcendance. A la lecture de sa correspondance familiale (150 lettres), je n'ai en effet jamais aperçu la moindre présence d'un dieu,  fût-il caché.

On comprend le bafouillage du rédacteur du compte-rendu, et celui des opposants qui concèdent un peu au progrès, mais ne lâchent rien sur la création.  Curieusement, ils inventent quelque chose qui ressemble à du Theillard de Chardin. Ils n'excluent pas radicalement l'évolution, mais finalement, tout ça n'est qu'une longue marche pour se rapprocher de Dieu (l'Oméga). Finalement, disent-ils, les espèces humaines, post-humaines ou supra-humaines peuvent bien s'empiler, elles sont comme la tortue d'Achille : elles n'arriveront jamais à la divinité.

Dommage qu'il n'y ait rien d'autre dans mon dossier : Frédéric Bazille ne partant à Paris qu'en novembre 1862, il a dû assister à d'autres séances, peut-être intervenir, d'autant qu'il est élu secrétaire de la Société dans la foulée.