9 septembre 2014

FREDERIC BAZILLE et l'évolution des espèces : des êtres plus parfait que l'homme peuvent naître du progrès. Un matérialiste de 19 ans en action.



Pour les "Bazilliens", vous pouvez sauter les premiers paragraphes. Quoi que...? 

                  Inattendues, souvent, les trouvailles, au bout d'une corvée de bénédictin

                  J'avais, depuis — quand ? toujours? — un dossier assez sinistre :
SOCIETE DE L'INSTRUCTION MUTUELLE

                  20 doubles feuilles format in quarto portant chacune 4 pages d'une écriture manuscrite polycopiée par je ne sais quel moyen : les compte rendus trimestriels (théoriquement) de l'activité de cette société.
                 Je me suis décidé aujourd'hui à lire tout ça.
                Au bout d'une quarantaine de pages péniblement lues, je me suis pris à écrire sur mes notes : " Ne tient pas plus que ce que ça promet".
SOCIETE DE L'INSTRUCTION MUTUELLE, MONTPELLIER

                Voici à peu près de quoi il s'agit.
                Le 9 mars 1850, un groupe d'hommes (que des hommes, comme tous ces clubs, sociétés et cercles sexistes du XIXe) crée une Société de l'Instruction mutuelle.
Ils en sont si fiers qu'ils font un tampon.
Il y a là des gens dont la chronique locale retiendra les noms, beaucoup ont leur nom sur une rue de Montpellier ou des environs.
Alfred et Gaston Westphal, d'une grande famille d'industriels "sociaux".
Des  Castelnau (famille du peintre Eugène Castelnau), des Leenhardt (famille du peintre Max Leenhardt) , des Cazalis, des Gachon : toute l'armada des notabilités protestantes.
Ajoutons Gustave Planchon, ce professeur de botanique et pharmacie qui signera la découverte du remède contre le phylloxéra et a, face à la gare de Montpellier, un square rendu célèbre par Valéry Larbaud.
Ajoutons : Armand Sabatier, Emile Bertin, Alfred Castan, Paul Cazalis de Fondouce (l'archéologue), Albin Figuier (le neveu de Louis Figuier, le "savant au foyer"), Jules de Seynes (médecin, mais graveur d'ex-libris à ses heures), Dunal, etc... : toute une brochette d'universitaires.
Au fil de la lecture, nous apprenons que ces garçons ne sont pas encore d'illustres professeurs, mais de brillants étudiants (si nous connaissions par cœur leurs dates de naissance, on s'en serait douté).
40, 50 membres...
UNE LISTE DES PREMIERS MEMBRES

Qu'est-ce qu'ils font?
Ils se prennent au sérieux comme des protestants. Je ne suis pas sûr de tous, mais disons qu'à 80 - 90 % tout ce monde est protestant.
Ils s'instruisent mutuellement.
Une fois par semaine, ils se réunissent 4 Boulevard de la Blanquerie (actuels Bd Louis Blanc et Pasteur). Au menu : soit une conférence de l'un d'eux (c'est le but du jeu), soit une ou plusieurs lectures (c'est le bouche-trou), soit une discussion (c'est l'anarchie).
L'objectif est de mutualiser la diversité des goûts et des aptitudes.
En fait de diversité, il faut reconnaître que ça diverge pas trop.
Lorsqu'en 1857  Planchon se hasarde à faire un éloge d'Alfred de Musset, il se fait taper sur les doigts : Rolla, c'est fort bien écrit, mais tout le monde se déclare "choqué par sa licence et son sensualisme". Les Fleurs du Mal viennent de paraître, mais ils n'osent même pas y penser.
En 1859, ils lisent Le Dernier jour d'un condamné, que Hugo a publié il y a 30 ans. Ils trouvent ça "pauvre en preuves sérieuses", "fort discutable", "plein d'arguments passionnés", bref, inacceptable.
Inacceptables aussi les notes prises à un cours de Claude Bernard (qui ne publiera son Introduction à la médecine expérimentale qu'en 1865) : c'est une pensée "organiciste", et ce mot, qu'ils opposent au "principe vital" cher à l'Université de Montpellier est pour eux une injure.
Autre sujet : Westphal qui "inventera" un jour avec Charles Gide (l'oncle d'André) la mutualité, se demande : "Le commerce peut-il se faire chrétiennement"? Tous ces fils de banquiers, industriels et commerçants répondent "oui" d'une seule voix.
Dernier exemple de débat, sur les races humaines. Ils ont nommé une commission pour étudier le problème, et le rapport de la commission conclut à la pluralité des espèces humaines. C'est à dire que tous les hommes n'appartiennent pas à la même espèce humaine. Ça va plus loin que l'inégalité des races : c'est dire qu'il y a des hommes qui ne sont pas des hommes (comme nous). Dit comme ça, c'est un peu gros, la Société se cabre, et "se basant sur les considérations religieuses et morales, elle reconnaît la nécessité de l'Unité de l'Espèce Humaine".

BREF, j'en étais là de ma lecture, pensant avec morosité que ces jeunes gens étaient sans doute bien gentils, à coup sûr pleins d'avenir, mais bien loin de mes préoccupations. Sexistes, racistes, conservateurs et même pas esthètes. Même avec le décalage spatio-temporel, ça fait beaucoup à digérer.

Mais, bonne bête de somme, je filais mon train, vaillamment léthargique : j'y suis, je vais au bout !
Et c'est alors que l'avant-dernière feuille me réveilla en sursaut.

"Enfin, nous avons eu  la satisfaction de nous adjoindre un nouveau membre actif, M. FRÉDÉRIC BAZILLE dont la VOCATION POUR LES SCIENCES NATURELLES nous promet un nouveau contingent de travaux de cet ordre. " 
Réception de FREDERIC BAZILLE
RECEPTION DE FREDERIC BAZILLE, suite

On est au début de 1860. Frédéric Bazille a 19 ans. En 1859, il a été reçu bachelier ES-SCIENCES. C'est le début d'une vocation. Du coup, il part en juillet, avec Gustave Planchon et Charles Martins, le créateur des serres du Jardin des Plantes de Montpellier, pour une excursion botanique et enthomologique dans les Alpes  : Grenoble, Uriage, la Grande-Chartreuse. Il y récolte beaucoup d'insectes.  C'est une autre vocation.
C'est l'époque où il se passionne pour l'identification des oiseaux, même exotiques. IL identifie — à distance — les oiseaux que son père croise en Algérie. Il fait même des expériences de taxidermie et remplit sa chambre d'oiseaux empaillés.  Oui, c'est toujours une vocation en marche.
En ville, on sait ça. Les chasseurs lui donnent des oiseaux rares, son père lui ramène des papillons de tous ses voyages. 
Oui, Frédéric a une vraie vocation pour les sciences naturelles. Son cousin Louis Bazille, son futur cousin Jules de Seynes qui président la Société ce trimestre, le savent.

Trois pages plus loin, nouveau bonheur. Non seulement Frédéric est admis dans la société, mais il parle. Et non solum il parle, mais il lâche une bombe et polémique ferme !!

INTERVENTION  DARWINIENNE DE FREDERIC BAZILLE

"M. Fréd. Bazille a déjà lu son premier travail sous le titre de L'Histoire de la Géologie jusqu'à Hooke. Ce travail appelle son complément promis par l'auteur qui reliera des faits à des généralisations nécessaires. M. Bazille a émis une idée qui a provoqué une assez longue discussion : celle de la possibilité d'un progrès pour ainsi dire indéfini d'où suivrait la possibilité de la création d'êtres plus parfaits que l'homme. Quelques membres sont d'avis que l'appropriation d'un milieu convenable à l'homme est plus évidente que la loi de progrès constant. D'autres, ayant surtout égard au perfectionnement graduel des formes pensent que la solution ne peut être cherchée dans l'histoire antérieure du globe que d'un autre côté. La question est insoluble au point de vue abstrait à cause de l'incompétence de l'homme à juger une perfection supérieure à la sienne et inférieure à Dieu. "

Si on analyse.
Laissons de côté la référence un peu pédante à Robert Hooke. 
Frédéric Bazille est matérialiste et croit que le progrès et l'apparition des espèces donc de l'homme est un phénomène immanent.
L'espèce humaine est le fruit d'un progrès naturel, mais l'homme  est appelé à être dépassé par une espèce plus avancée.
Il s'agit d'un darwinisme totalement matérialiste. Aucune place dans les propos de Bazille pour la moindre transcendance. A la lecture de sa correspondance familiale (150 lettres), je n'ai en effet jamais aperçu la moindre présence d'un dieu,  fût-il caché.

On comprend le bafouillage du rédacteur du compte-rendu, et celui des opposants qui concèdent un peu au progrès, mais ne lâchent rien sur la création.  Curieusement, ils inventent quelque chose qui ressemble à du Theillard de Chardin. Ils n'excluent pas radicalement l'évolution, mais finalement, tout ça n'est qu'une longue marche pour se rapprocher de Dieu (l'Oméga). Finalement, disent-ils, les espèces humaines, post-humaines ou supra-humaines peuvent bien s'empiler, elles sont comme la tortue d'Achille : elles n'arriveront jamais à la divinité.

Dommage qu'il n'y ait rien d'autre dans mon dossier : Frédéric Bazille ne partant à Paris qu'en novembre 1862, il a dû assister à d'autres séances, peut-être intervenir, d'autant qu'il est élu secrétaire de la Société dans la foulée.






5 juillet 2014

Passions autour de Gustave Courbet : une polémique menée en 1879 par Auguste FAJON l'ami fidèle de Gustave COURBET à Montpellier.

Auguste FAJON par Gustave COURBET (1862) 


                    Voici un manuscrit qui prend avec virulence la défense de Gustave Courbet.
Manuscrit d'Auguste FAJON: défense de Gustave COURBET parue dans Le Travailleur de Montpellier

                        A M. TROUBAT Jules,
                     Ex-secrétaire de MM Champfleury et Ste Beuve, aujourd'hui conservateur d'une bibliothèque.


                      Une page charmante (?) cueillie par l'Hérault et La République du Midi dans les Souvenirs de jeunesse, extraits des volumes Plume et Pinceau de M. Jules Troubat, nous a suggéré les réflexions suivantes:
                      En 1857, M. Jules Troubat était un peu trop jeune [21 ans] pour avoir pu porter un jugement sur Gustave Courbet comme homme privé et sur ses oeuvres.
                      Nous trouvons par trop bouffon qu'il dise que G. Courbet n'aurait pu devenir un grand musicien pas plus qu'un grand statuaire. Qu'en pouvait-il savoir et qu'en sait-il? Quant à la jactance du peintre, ajoute-t-il, elle ne se montrait pas encore en ce temps-là ce qu'on l'a vue depuis. De quoi diantre se mêle M. Jules Troubat?
                      Il nous dit encore, dans cette page charmante, qu'en 1857 G. Courbet était grand, mince, élancé; ses souvenirs le servent mal, car à cette époque Courbet avait trente huit ans et l'on pouvait plutôt le comparer à Hercule qu'à Adonis.
                      M. Troubat Jules se trompe encore lorsqu'il dit que la Femme au perroquet (un des meilleurs tableaux du peintre d'Ornans) lui a été inspiré par le tableau qu'il cite de L'Amour et Psyché, lequel fut vendu par M. Lepel-Cointet, agent de change, au prix de seize mille francs, il en fit même une copie pour Khalil-Bey, un nabab égyptien. La Femme au perroquet n'a aucun rapport avec cette toile.
                      Nous apprendrons à M. J. Troubat que nous connaissions avant 1857 très intimement notre regretté Gustave et avons été à même de reconnaître en lui un tempérament d'artiste. Il fut un grand peintre et un grand statuaire : ses oeuvres parlent assez haut pour cela.
                      Sans contre-dit, M. Jules Troubat n'a jamais vu la République helvétique [La Liberté, ou Helvetia, Platre, Musée de Besançon. Fait en 1875] un des plus beaux morceaux de la sculpture ancienne ou moderne.
                       Pour parler d'un homme tel que G. Courbet, il ne faut pas l'avoir étudié chez un Champfleury ou un Théophile Sylvestre.
                       Qu'à l'avenir, M. J. Troubat porte ses soins à épousseter les livres de la bibliothèque dont il est le conservateur : c'est une besogne dont il pourra tirer gloire et profit.
                                                                                                                       Auguste Fajon
                                                                                                           Montpellier le 21 juillet 1879

Recadrons la polémique. 

                        Vers la fin des années 1870, il est de bon ton de tirer à boulets rouges sur la mémoire de Gustave Courbet mort le 31 décembre 1877.
                        Montpellier n'échappe pas à la règle. Le peintre y a séjourné deux fois, en 1854 et 1857. Officiellement, son ami montpelliérain est Alfred Bruyas, qui possède (ou possédera) 12 tableaux du maître.
                         Mais il suffit de jeter un oeil sur la correspondance entre Bruyas et le critique d'art Théodore Sylvestre pour voir que, dès a fin des années 1860, le divorce est consommé. Le mépris le plus affiché a remplacé l'amitié initiale. Bruyas, qui a pu aimer la peinture de Courbet n'a jamais pu supporter le peintre. Il l'aimait de loin. De près, ce raffiné vit La Rencontre comme un cauchemar.
                         Les vrais amis montpelliérains seront François Sabatier, l'ami de Karl Marx, qui vit à Lunel et Auguste FAJON, qui fait l'objet de ce billet.
                         D'où cette virulente défense posthume de Gustave Courbet par cet ami montpelliérain.

                         Jules Troubat vient de publier dans son livre Plume et Pinceau (Lisieux, 1878) un récit du séjour de Courbet à Montpellier en 1857 où il s'aligne sans réserve sur la position d'Alfred Bruyas : Les premières toiles de Courbet sont les meilleures;  à partir de 1855, l'homme et l'artiste n'ont cessés de dégénérer, jusqu'à devenir un peintre vulgaire et un personnage infréquentable. Les citations que fait Fajon sont exactes :
                       Quant à la jactance du peintre, elle ne se montrait pas encore en ce temps-là ce qu'on l'a vue depuis : du moins elle était supportable. Le défaut principal s'est accentué en lui, comme l'embonpoint, avec l'âge. Et caetera : ce texte est publié et disponible sur Gallica.
                       Moins accessible est ce qu'écrit, à propos du portrait d'Auguste Fajon par Courbet, Théodore SYLVESTRE. Ce texte, écrit sous les yeux de Bruyas, est publié du vivant de Courbet et de Bruyas dans
La Galerie Bruyas, Paris, J. Claye, 1876. Bel éloge d'un peintre par son ami, son mécène et son collectionneur !!
Le modèle en prend autant pour lui que le peintre :
                       Malgré l'inertie d'attitude, la vulgarité, l'insignifiance ou la bizarrerie choquante des personnages de Courbet, est-il vraiment possible de contester sa puissance d'exécution? Non. Si, malgré ses niaiseries, les outrances et les carences de Courbet, le spectateur veut connaître toute sa force de praticien, il n'a qu'à comparer ce portrait-ci aux deux Mirevelt voisins [Delft, 1568-1641]. Non seulement Courbet tient bon à côté du maître hollandais, mais encore, soyons juste, ne le surpasse-t-il pas par ce faire si sûr, si ample, si nourri? 
                       Cette tête conique, barbue et placide, peinte par le maître d'Ornans, dit infiniment moins que chacun de ces deux Mirevelt, deux physionomies. Mais quelle exécution, ce Courbet! Quelle "PATTE" (pour quelle pâte!) dit Proudhon, ne voyant en Courbet qu'un talent animal. Quoique lourd et enfumé, au lieu d'être effumé (sfumato), selon la belle expression des Italiens, ce portrait est enlevé "comme un poids à bras franc", expression d'hercule de foire  dont Courbet s'honore. Voyez ce front, ces yeux, cette barbe! Tout cela ne dit guère, mais c'est fait!... Mirevelt en pâlit. 
                      On ne saurait être plus fiéleux. Bruyas est un virtuose pour à la fois ménager son amour-propre et son flair de collectionneur et marquer sa détestation de certaines oeuvres par lui, autrefois, achetées...
      
                      La publication de cette lettre d'Auguste Fajon dans LE TRAVAILLEUR, journal de Montpellier provoque une vive polémique épistolaire.
                       A Montpellier, Fernand TROUBAT, le frère de Jules, s'estime offensé par "cette grosse saleté". Pour lui, le journal est le "repère d'un tas de bandits". Il veut un procès, exige 30 000 francs (!!) de dommages et intérêts, tout en reconnaissant qu'un jugement ne lui rendrait pas plus son honneur que "d'aller se laver dans la cuvette d'A. Fajon".
Lettre de Fernand TROUBAT à son frère Jules au sujet de Fajon, Courbet et Cie

                       A Paris (ou plutôt  Compiègne où il est bibliothécaire), Jules Troubat essaye de calmer le jeu :
A présent que l'incident est passé, n'y revenons plus...  Quant à l'article de Fajon... je n'ai fit qu'en rire, et l'ai envoyé à Champleury.
                       Le 23 novembre 1879, il ajoute : Un procès à Montpellier m'aurait causé des tribulations pour la vaine satisfaction de confondre des drôles dont tout le monde connait le tirant d'eau... Je n'ai pas les appointements suffisants qui me permettraient de vivre sans penser à autre chose...  Pauvres bibliothécaires de tous les temps...!
Lettre de Jules TROUBAT à son frère Fernand pour le calmer
                             Je reviendrai sur Auguste FAJON à propos de 2 choses :
1-  Il se trimballe, chez tous les Courbétiens, une image de bohême désargenté vendant du raisiné en djellaba dans les rues de Paris. Or, Fajon était un riche épicier en gros qui commerçait avec l'Afrique du Nord où il a fait plusieurs longs séjours. Un soir de goguette ne résume pas le personnage.
Par exemple, dès 1838, il prend en charge, associé à ses amis FAREL, TISSIE-SARRUS, CASTELNAU, BROS (qui seront tous des amis ou des parents de Frédéric Bazille et de sa famille), etc la construction de la ligne de chemin de fer Montpellier-Nîmes.  Voir : http://books.google.fr/books?id=8gFCAAAAYAAJ&pg=PA1018&lpg=PA1018&dq=%22auguste+fajon%22&source=bl&ots=-JTNTW-Xju&sig=ae31liT2nvC0FU3UKgHM8gPgBxM&hl=fr&sa=X&ei=RFdoT5SuLcqmhAeor5GnCg&ved=0CDsQ6AEwBA#v=onepage&q=%22auguste%20fajon%22&f=false
2 - Il y a, dans son oeuvre littéraire, des choses à grapiller. Une pièce de théâtre, jouée en 1854 devant Courbet. Quelques sonnets qui sont loin de ridiculiser leur auteur, et un petit poème que Georges Brassens ne connaissait sans doute pas, mais dont Un petit coin de parapluie est une citation quasi littérale
                             Mais ce sera un autre jour


24 mars 2014

J. IXE, le premier critique de Frédéric BAZILLE est-il Jules TROUBAT, le secrétaire de Sainte-Beuve? Question. Avec REPONSE : NON !

Frédéric BAZILLE : Portrait de jeune homme.

                  PS en INTRODUCTION (en octobre 2015): 
M. Michel HILAIRE, le savant conservateur général du Musée Fabre me signale que, dans la correspondance adressée à Alfred Bruyas,  JULES LAURENS se dévoile comme étant J. IXE. 
Je n'avais pas envisagé cette attribution, mais j'aurais dû. 
En effet Laurens correspond parfaitement au portrait robot de l'anonyme : 
* Des origines ou de solides attaches montpelliéraines. N'oublions pas que le frère de Jules, Joseph Bonaventure Laurens, est une des plus fortes personnalités artistiques montpelliéraines du XIXe. 
* Un investissement dans les milieux artistiques parisiens. 
* Eventuellement, un J pour initiale du prénom. 
Tout cela désignait autant Jules Laurens que Jules Troubat. 
Je laisse cet article pour montrer qu'une démarche après tout possible n'amène pas toujours à une vérité. 
Tous mes remerciements à Michel Hilaire.


 En 1992, à l'occasion de la grande rétrospective Frédéric Bazille de Montpellier, je découvrais et publiais ce qui reste, à ce jour, les premières des rarissimes critiques circonstanciées écrites sur Bazille de son vivant.
                   Ces textes, réunis sous le titre de "LES ARTISTES MONTPELLIERAINS AU SALON DE 186. " ont été publiés dans LE JOURNAL DE MONTPELLIER de 1865 à 1869.
                  Ils sont signés  J. IXE.
                  Les notices sur Frédéric BAZILLE portent sur les 3 participations du peintres au Salon de Paris : 1866, 1868 et 1869.
                  Il ne faut pas croire que J. IXE "découvre" Bazille : il chronique systématiquement et uniquement les artistes nés à Montpellier. Bazille est dans le lot.
                  Pas plus, pas moins que : Antoina Aigon, Eugène Baudoin, Charles Brun, Némorin Cabane, Henri Boucher-Doumenq, Alexandre et Pierre Cabalel, Eugène Castelnau, Prosper Coronat, Eugène Gervais, Auguste Glaize, Joseph-Bonaventure Laurens, Edouard Marsal, Charles Matet, Ernest Michel, Joseph Charles Nigote, Charles et Victor Node, Gonzague Privat, Joseph Soulacroix, Emile Villa .
                     Voici les textes sur Bazille publiés par moi dans : Frédéric Bazille, Traces et lieux de la création. Montpellier, 1992.  (ISBN 2-901407-05-6)
          

                     Diane W. PITMAN les a re-publiés dans : Bazille, Purity, Pose, and Painting in the 1860s.  The Pennsylvania State University Press, 1998; (ISBN 0-271-01700-7)

                     Bref, depuis 20 ans, je me demande qui est ce J. IXE.
                     Son portrait-robot, tiré d'une lecture attentive de ses textes :
          * Il est montpelliérain, et vit à Paris depuis quelques années en 1865. Avant 1865 et Le Journal de Montpellier, il semble avoir déjà publié des comptes-rendus où il a parlé de Némorin Cabane et de Prosper Coronat.
           * Il connait bien l'oeuvre de Courbet, ce qui n'est pas un exploit en 1865. Mais aussi, dès 1866 au moins, celle de Manet, qui n'a que 34 ans et le désigne dès cet époque comme chef d'école. Il connaît même Renoir, qui, lui, n'a exposé son premier tableau qu'en 1864.
           * Il connaît assez bien le vocabulaire d'atelier
           * Il est très soucieux que son pseudonyme ne soit pas percé dans ce Journal de Montpellier, dont le rayonnement ne dépasse pas, s'il les atteint, les frontières de l'Hérault. En 1868, il propose sa démission, pour ne pas se griller dans sa ville natale.
           * Il est assez besogneux pour publier dans Le Journal de Montpellier qui n'est, à priori,  qu'un journal d'annonces commerciales, financières et légales.
           * Pour mes amis de Montpellier, je dirais qu'il donne au Journal de Montpellier ce que Virginie Moreau donne aujourd'hui à l'Hérault juridique et économique : une ouverture pimpante et inattendue.
                         Voilà le profil de l'homme recherché.
Frédéric BAZILLE : Portrait de jeune homme. Sanguine et crayon noir
                     

 Il y a quelques jours, je parlais de Jules TROUBAT dans un billet sur Auguste FAJON.
Un "tilt de l'escalier" m'a sussuré : "Et si c'était lui?"...
                       Du coup, j'ai relu mon Troubat presque de A à Z. : Plume et pinceau, Gaietés de terroir, et surtout sa Correspondance avec sa famille, éditée par mon homonyme Marcel BARRAL aux éditions de l'Entente Bibliophile de Montpellier (le monde est petit). J'ai aussi relu toutes les lettres manuscrites que MB n'avait pu publier (faute de place), mais dont j'avais, à l'époque (1992) interfolié mon exemplaire.
Conclusion : je doute.
                       Disons que je donne Jules Troubat comme très sérieux candidat pour incarner J. IXE, mais que je n'en suis pas certain. 72% de chances, dirait Adrien Monk.

                      Pour ne pas trancher, voici mon argumentaire, mais il faut noter ceci : 
PRESQUE CHAQUE ARGUMENT, POUR OU CONTRE L'IDENTIFICATION DE JULES TROUBAT A J. IXE, A SON REVERS.
ARGUMENTS POUR
          * Jules TROUBAT (1836-1914) est montpelliérain.
          * Il est monté à Paris dans les bagages de CHAMPFLEURY en 1861. Grâce à lui, il est entré en contact avec Courbet, Baudelaire, et Manet qui sont ses amis.
          * Dès 1864, Troubat écrit dans L'Artiste. Et, en  1865, dans Le Journal de Montpellier, J. IXE cite une critique de Charles Matet parue justement dans L'Artiste.
          * En 1869, les articles (qui s'étalent chaque année sur plusieurs numéros) sont signés tantôt J. IXE, tantôt X. Or, cette même année, 3 articles sont publiés par Le Journal de Montpellier, signés  X : M. Sainte-Beuve romancier ; M. Sainte-Beuve homme du monde et causeur ; Encore un mot sur Volupté, par M. Sainte-Beuve. Il est difficile de ne pas y reconnaître le véritable culte voué par Troubat à son maître (comme il dit toujours) : "Ecrivain profond et délicieux, homme aimable et qui accueilliez si bien, qui pourrait vous oublier?"
         * Dans le titre de ces 3 articles, un lecteur attentif aura lu : "M. Sainte-Beuve" et non "Sainte-Beuve" ou "M. de Sainte-Beuve". C'est la manière constante chez Troubat de désigner son patron. Toujours "Monsieur" (même dans la correspondance privée) par respect, jamais "Monsieur de", la particule écorchant la plume de ce "rouge" invétéré.
          * MAIS, dans l'article sur M. Sainte-Beuve romancier, X dit qu'il a consulté Sainte-Beuve par lettres. MAIS c'est peut-être bien une ruse pour se dissimuler un peu...
          * Il y a dans le style de ces critiques une recherche constante de "l'effet". C'est ce qui agace toujours un peu dans les textes "couleur locale" de Troubat. MAIS c'est aussi le propre de toute critique en 20 lignes...

ARGUMENTS CONTRE :
           * JAMAIS,  ni dans ses oeuvres, ni dans sa correspondance avec sa famille montpelliéraine, Jules Troubat ne fait la moindre allusion à ces articles. MAIS son frère Fernand est une commère incapable de garder un secret, et nous avons vu J. IXE soucieux de son incognito auprès des peintres de Montpellier. Il est pourtant curieux que cette discrétion dure jusqu'au terme (connu) de cette correspondance, en 1884, 20 ans après...
           * Après la mort de Sainte-Beuve, Troubat, toujours désargenté, recueille tous les articles du maître et les siens pour les publier en volumes et en tirer quatre sous. Il ne recherche jamais ceux-là. MAIS qui pouvait bien s'intéresser à Paris (et donc que pouvait rapporter) l'édition de critiques sur des artistes oubliés (Némorin Cabane, Joseph Nigote, Gonzague Privat...) ayant exposé dans des salons oubliés 20 ans plus tôt?
          * Certaines notices, surtout celle sur Eugène Castelnau de 1866, sont saturées d'un vocabulaire technique digne d'un rapin élève des Beaux-arts. On croit entendre un peintre ou un critique professionnel. MAIS ses années de SECRETAIRE de Champfleury d'abord, de Sainte-Beuve ensuite ont donné à Troubat un caméléonisme certain. Son édition de Piron, préface et notes parue en 1864 est un pastiche de Sainte-Beuve.
          * Dans sa Correspondance, il passe son temps à se dire prisonnier de Sainte-Beuve. Il travaille de 9h à 13 h. puis de 17 ou 18 à 21 h. Il se plaint sans cesse de n'avoir pas le temps de sortir. MAIS il a ses débuts d'après-midi. Et, par exemple en juin 1863, il va avec Sainte-Beuve voir des tableaux Bd des Italiens. Sainte-Beuve ne pouvait pas ne pas visiter les Salons, et il y allait très certainement avec son secrétaire.
Voilà. 
                     Je crois que Troubat est une piste sérieuse. Mais, jusqu'à plus ample informé, je ne décide rien. A dans 20 ans une nouvelle trouvaille...

N.B. 
                     Le dessin à la sanguine qui rythme cette prosodie est signé Frédéric Bazille. Le modèle, qui évoquerait peut-être un Edmond Maître jeune et imberbe, reste inconnu. Mais le dessin semble postérieur à Frédéric Bazille : une façon de reconnaitre que son souvenir, à la charnière des XIX et XXe siècles, était bien vivant dans les milieux artistiques ?
                     Cet incognito en dévoilement est un reflet de celui de J. Ixe.