27 mai 2012

NOTES de VOYAGE en LANGUEDOC, Leipzig, 1870 : LE LIVRE MAL VENU, MOROSE et CACHé DE LA HAINE DU PAYS NATAL


NOTES DE VOYAGE. Languedoc, Roussillon, Provence, Dauphiné. Leipzig, 1870


Notes de voyage : Languedoc, Roussillon, Provence, Dauphiné. Leipzig, Cornélius Blüm,  (Toulouse, impr. A. Chauvin et fils), 1870 - 161 p.

                Un livre sans nom d'auteur, que seule la Bibliothèque municipale de Toulouse donne à Frédéric Leblanc du Vernet. La dédicace A la mémoire de ma chère sœur C. de B., morte à Toulouse le 6 mars 1866 confirme l'attribution puisque l'état civil de Toulouse enregistre ce jour-là la mort de Clémence de Bernard Seignerens, née Leblanc du Vernet.
                Pourtant, Marie Véronique Martinez dans un article de 2006 sur Perpignan au XVIIIe siècle n'hésite pas à attribuer ce texte à l'éditeur : Ainsi, Cornélius Blüm, alors qu’il séjournait dans la capitale roussillonnaise au milieu du XIXe siècle
                C'est bien sûr astucieux, mais encore faudrait-il prouver qu'il existe un Cornélius Blüm éditeur à Leipzig, ce qui est au dessus de mes forces. Je reste perplexe sur cette adresse d'autant plus exotique que, puisqu'elle dispense du dépôt légal, nous ne savons pas si l'édition s'est faite avant ou pendant la guerre de 1870.
               Quant à l'imprimeur, on dirait un gag en ces années de patriotisme exacerbé : "Toulouse, imprimerie A. Chauvin et fils" si l'atelier n'avait bel et bien existé rue Mirepoix.
NOTES DE VOYAGE par Frédéric LEBLANC DU VERNET. 1870

               Mais alors, pourquoi Frédéric Leblanc masque-t-il autant sa brochure? Pas d'auteur, éditeur peut-être (sans trop de doute) fictif, pas de dépôt légal, diffusion minimaliste (3 exemplaires seulement dans les bibliothèques françaises) : pourquoi?
               Ah! Si le contenu était égrillard, polémique, scabreux, ragotant ou mystérieux ! Non, il est tristounet.
               Notre auteur, toulousain et méridional n'aime pas le Midi, condamné à un incurable marasme. C'est sa première phrase, Le mouvement industriel et l'essor intellectuel, si ardents dans le Nord, y languissent de consomption. Aussi est-ce un pays peu exploré ou dédaigneusement traité par les chroniqueurs du sport et les dandies du tourisme.
              C'est vrai que si les journalistes sportifs (en 1870!) et les touristes chics boudent une contrée, comment y survivre?
              Leblanc du Vernet se dévoue donc, il va la visiter avec la rapidité fabuleuse du railway, mais on sent bien que ce n'est pas de gaieté de cœur, comme une vieille tante moustachue et revêche.
              Lugubre itinéraire. Parti de la gare à peu près cryptique de Toulouse (L.F. Céline en dira autant), on traverse Carcassonne dont la ville basse est insignifiante (et la Cité ne vaut guère mieux), puis Minerve, bourgade languissante avec ses maisons ternes et lépreuses, et sa montagne d'Alaric nue, grise et triste
             Par chance, on grille les stations insignifiantes de Trèbes, Capendu, Lézignan, mais c'est pour être déçu par Narbonne  : Pas un seul monument qui atteste de son ancienne splendeur. 
            Ah! Quand même, voici Perpignan qui émoustille (c'est un euphémisme) notre voyageur. Là, tout est sexe et volupté. D'abord, le Moresque Castillet auquel un architecte érotique donna, du temps de Charles-Quint, la forme d'une gorge de femme. Puis la rue de la Main-de-Fer et sa corniche, avec les sujets licencieux… qu'on croirait échappés aux imaginations pornographiques de Pétrone et de l'Aretin. Il ne reste plus qu'à évoquer le serment catalan, qui consistait à jurer par la barbe et par ce que les ciseaux du chanoine Fulbert enlevèrent à l'infortuné Abélard.  Mais l'évocation de cette luxure catalane suffit-elle à  renvoyer le livre au cabinet secret et à le publier sous le manteau ? Bien sûr que non.
            D'autant que le reste du voyage retombe en pleine neurasthénie. A Béziers, le chameau est tout simplement une peau empaillée. A Sète, Les eaux bleues de la Méditerranée consolent un peu des vins frelatés que l'on y fabrique. Maguelonne est une grève éplorée de l'Etang de Thau. Montpellier : même pas la peine de s'y arrêter. Saint-Guilhem-le-Désert, seul, est aimable (loin) d'un monde où nous nous dévorons en attendant la mort! Leblanc quitte cette vallée tranquille, comme on quitte une patrie : le cœur serré. Nous aussi


                Heureusement que la campagne de Lunel est triste et silencieuse comme les steppes, qu'Aigues-Mortes est une morne cité en proie au marasme de la malaria,  et que, s'il se dégage de Saint-Gilles une grâce indéfinissable et indescriptible, la mesquine église n'est qu'une médiocre église gothique (sic!!) de style insignifiant, dont la façade (le portail de Saint-Gilles) est un programme décevant.
               Bref, ce voyage, qui se poursuit jusqu'à Valence, où l'auteur a de la peine à comprendre que Bonaparte ait pu y rester trois ans est, d'un bout à l'autre, rempli à ras bord d'un spleen bas et lourd.
               L'auteur connaît personnellement, et aime Baudelaire. Une anecdote, autour d'un exemplaire des Fleurs du mal est révélatrice. Le 2 juillet 1866, Mme Aupick et le peintre Alfred Stevens vont à Bruxelles pour ramener à Paris Baudelaire, victime d'une grave crise due à la syphilis. Le 8 juillet, les deux frères Stevens rendent visite au poète à la clinique du Dr Duval, en compagnie de leur ami, Frédéric Leblanc du Vernet et de Lecomte de Lisle. A la mort de Baudelaire, le 27 août 1867, Mme Aupick offre à Joseph Stevens en souvenir de cette visite, un exemplaire des Fleurs du mal que le peintre lèguera à sa mort (en 1892) à Leblanc du Vernet. Maladies et morts en série jalonnent le pedigree de cet exemplaire : ce ne devait pas déplaire à notre Leblanc du Vernet.
               Mais l'anecdote nous révèle bien plus  : notre ami à la triste figure est un intime des poètes parisiens et des impressionnistes.
               On pourrait presque dire que sa savante publication d'un Recueil de pièces historiques relatives aux guerres de religions de Toulouse (Paris, 1862) est une erreur de jeunesse.
               En 1879 paraît chez Lemere son grand'œuvre : Le Japon artistique et littéraire. Frédéric Leblanc est un des pionniers du japonisme en France.
               Notre Voyage en Languedoc est chronologiquement entre les deux. Il parle encore du Languedoc, mais de façon tristement, pesamment péjorative (on dirait parfois du J.K. Huysmans ou du Georges Rodenbach). Il n'a pas encore découvert le pays du soleil levant où une vie plus gaie serait enfin possible.  A la fois morose devoir de mémoire (la dédicace d'un pays perdu à la sœur morte?) et manifestation de haine envers le pays natal.
               On comprend mieux tous les voiles qui cachent comme un linceul cette brochure mal aimée

Aucun commentaire: