12 mai 2012

LIBRES en LIBERTAT, petit poème de Joseph Loubet sur l'ordre et le désordre d'une bibliothèque


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Buste de Joseph LOUBET (1874-1951) à SEAUX.



                   Ah! Voici quelqu'un que je n'ai pas connu (il est né en 1874 et mort en 1951), mais pour qui j'ai une très respectueuse tendresse. 
                   Joseph LOUBET me semble avoir eu une vie très digne et respectable, son oeuvre a été estompée par sa propre modestie, et ce n'est pas son buste dans le jardin des félibres à Seaux qui le sortira vraiment de sa pénombre. 
                   Il a pourtant participé à toutes les aventures poétiques du symbolisme à Valéry, qu'il a été le premier à publier, à Montpellier, et en occitan!! . A-t-il été le premier à lui parler de Mallarmé? C'est possible. Il a initié les plus belles revues franco-occitanes, il a été un puits de savoir sur l'histoire de cette littérature, et a toujours été d'une discrétion farouche. 
                  Autant dire que ce blog le retrouvera sur sa route mai d'un còp. D'autant que j'ai eu la chance de récupérer une - toute petite, hélas - partie de sa bibliothèque.
                 C'est d'ailleurs de cette bibliothèque qu'il est question dans le petit texte suivant, paru en 1933 dans La Cigalo Lengadouciano de Béziers, et dont le tiré à part que je possède porte un envoi d'autant plus discret qu'il était évident "Au Chivalié", c'est à dire à Pierre AZEMA que nous connaissons déjà par la correspondance de Louis Bonfils.

                 No coment sur cette description d'une bibliothèque occitane. D'abord, noblesse oblige, le texte original occitan, puis ma (mauvaise) traduction française.

Joseph LOUBET : Lous Libres en libertat. Béziers, 1933.

 N'oubliez pas pourtant qu'en occitan "LIBRE" et "LIVRE" sont le même mot : LIBRE!

Lous Libres en libertat

Libres que tant fasès gau,
Que cafissès moun oustau,
Que tapàs toutes lous mobles,
Quant n'ia de riches, de nobles,
Que vous aimarien antau ?

Loga d'èstre en penitença,
Couma enco de Jan Sapiença,
Ou dau Crestian de Marques,
Dins d'armàsis de grand pres,
Barroulhats per prevesença;

Loga de patì sans fi
D'èr, e de sourel aussi,
Darriès de vitras tapadas,
Quichats couma d'arencadas
Dins l'escu que fai mousì,

Sabès prou qu'ai la man prèsta,
Que de longa es jour de fèsta
Quand doubrisse lous fiolhets
Das jouines e das vielhets.
Mès, s'un vièl es sans countèsta

Preferat, es moun couqui
De Sage ou moun Goudouli,
Ou, fièr de sa rauba nova
Moun curat de Cella-nova
Que me vol sèmpre enclauzi.

Or d'ancian tems, couma d'ara,
De Rabelès à La-Fara
E d'Aubanel à Tavan
Mous iols e moun ama van.
Mistral mena la fanfara,

Roumiéu galeja e Marsau
I ajusta soun gran de sau;
Bounet, lou rèi de la prosa
A Fèlis rauba la rosa;
Lou « Tresor», lou gros missau,

Mai d'un cop gimbla l'esquina
Dau vesi, de la vesina,
De trop qu'es grand e pesuc.
Quau planis soun amaluc ?
Ni Folco, ni Leountina,

Ni Bremounda, ni Laurés,
Ni Benedit, ni Fourés. 
Dom Savié noun dessoublida
Qu'es dau gros que tèn la vida.
Un se vira pas per res

Car Sant-Roc es soun coumpaire
E crenis pas l'usurpaire,
Aquel es l'amic Francés ...
Libres, toutes libres sès !
Aderé venès me plaire,

Sès toujour en mouvament
E l'espace d'un moument,
Un ara e l'autre tout ara,
D'una voues linda e preclara
Parlàs amistousament;

E tau que couma Batista
Fougna lou vers, qu'es, ma fista!
Riche d'art mai qu'un Cresus
Dau de jouta ven dessus,
Pioi, quand la paja es revista,

Zou! qu'un autre prengue l'èr
Ah ! n'es un poulit councert
Dins ma cambreta alandada !
Dedins la farandoulada
Das raisses, de fes, un vers,

Un mot, una douça frasa,
- Parpalhou que sus la rasa
Voulastreja au sourelhant
De moun caprice friand -
­D'un ecò sona l'emfasa !

E de longa à moun entour
Vous quite e prene emb' amour.
Ges de porta ni cadaula :
Mous fautuls, moun liech, ma taula,
E sès à ma man toujour .

Bèh ! pensà que de pouètas
Couma de sardas en bouètas,
Pastis de fege ou veirats
Podoun èstre arrenguieirats
Darriès de vitras viouletas,

E que ié podoun dourmi,
Dins la som se counsumi,
Sages, tristes, au susàri,
Franc d'un miracle ! Arri ! Arri!
Es qu'acò fai pas boumi ?

Es qu'es pas la pira deca,
La pus lourda, la mai peca,
D'embarrà ce qu'es, de Diéu,
Lou parlament sèmpre viéu
Dedins una biplouteca ! ...

Libres que tant fasès gau,
Que cafissès moun oustau,
Que tapàs toutes lous mobIes,
Quant n'ia de riches, de nobles,
Que vous aimarien antau ?

On va traduire

Les livres en liberté

Livres qui donnez tant de joie - qui remplissez ma maison - qui encombrez tous les meubles - combien de riches ou de nobles - vous aimeraient autant que moi?
Au lieu d'être en pénitence - comme chez Jean La Science - ou chez Christian le Marquis - dans des armoires très précieuses - verrouillées par sécurité;
Au lieu de toujours manquer - d'air, de soleil aussi - derrière des vitres fermées - quichés comme des harengs saurs - dans l'ombre qui sent le moisi,
Vous savez que j'ai la main leste - que c'est souvent un jour de fête - quand j'ouvre les pages - des jeunes et des vieillots. - Mais s'il y a un vieux sans conteste
Préféré, c'est bien ce coquin - de Sage, ou mon Goudouli - ou, tout fier de sa robe neuve - mon curé de Celleneuve - qui m'ensorcelle à chaque fois.
Or de tous temps comme aujourd'hui - de Rabelais à La Fare - et d'Aubanel à Tavan - vont mes yeux et mon âme - Mistral conduit le bal,
Roumieux galège et Marsal - y ajoute son grain de sel; - Bonnet, le roi de la prose  - à Félix dérobe la rose - Et le "Trésor" ce gros missel,
 Plus d'une fois courbe l'échine - de son voisin, de sa voisine - parce qu'il est trop grand et trop lourd. - Mais qui se plaint de ses entorses? - Ni Folcò, ni Léontine,
Ni Brémonde, ni Laurès - Ni Bénédit, ni Fourès. - Dom Savié n'a pas oublié - que c'est du gros qu'il est sorti. - Un qui ne se tourne jamais
Car Saint-Roch est son compagnon - Et il ne craint pas l'usurpateur - c'est l'ami François… - Livres, vous êtes tous libres! - Tour à tour vous venez me plaire,
Vous êtes toujours en mouvement - et dans l'espace d'un moment - un maintenant, l'autre bientôt - d'une vois claire et nette - vous parlez amicalement ;
Et tel qui comme Baptiste - boude les vers, mais qui est, ma foi - aussi riche d'art qu'un Crésus - de sous la pile vient dessus. - Puis quand la page est bien relue,
Zou! qu'un autre prenne l'air! - Ah c'est un joli concert - dans ma chambre ouverte à tous vents! - Dans la farandole - des étagères, un vers,
Un mot, une phrase douce, - papillon qui sur la haie - voltige au soleil - de mon caprice gourmand - sonne l'emphase d'un écho!
Et toujours tout autour de moi - je vous quitte et prends par amour. - Pas de porte ni de serrure : - mes fauteuils, mon lit et ma table -  et vous à portée de ma main.
Béh! penser que des poètes - comme des sardines en boites - pâtés de foie ou maquereaux - peuvent être bien rangés - derrière des vitres violettes,
Et qu'ils peuvent y dormir - se consumer dans le sommeil - sages et tristes au suaire - sauf un miracle, aïe aïe aïe! - ça vous donne pas la nausée?
Et n'est-ce pas la pire faute- la plus lourde, le grand pêché - d'enfermer ce qui est, de Dieu - la parole toujours vivante - dedans une bibliothèque… !
Livres qui donnez tant de joie - qui remplissez ma maison - qui encombrez tous les meubles - combien de riches ou de nobles - vous aimeraient autant que moi?


                  Bon. On comprend que Loubet parle d'écrivains occitans. Je ne vais pas faire une notice sur chacun. 
                  Mais on aura reconnu, par ordre d'apparition : Le Sage, cet écrivain montpelliérain qui s'appelait Isaac Despuech au XVIIe siècle; Goudouli, le contemporain toulousain de Molière; mon cher abbé Fabre, curé de Celleneuve dont j'ai édité la correspondance et dont le roman Jan l'an Près a été, grâce à Philippe Gardy et Le Roy Ladurie, traduit dans une dizaine de langues (il est vrai que c'est un chef d'oeuvre);  Rabelais, La Fare-Alès (XVIIIe s.), Aubanel,  Tavan et Mistral, trois fondateurs du félibrige, Roumieu, vous connaissez, Edouard Marsal peintre et dessinateur surtout, Baptiste Bonnet, qu'Alphonse Daudet caricatura sans scrupule, Félix Gras, devenu bon gré mal gré l'archétype du félibre rouge, le Trésor du Félibrige, l'immense dictionnaire de Frédéric Mistral, Folco de Baroncelli, l'inventeur de la Camargue, Léontine Goirand et Brémonde de Tarascon, poétesses provençales qui se peuvent encore lire, Jean Laurès, que j'ai peu lu, Gustave Bénédit, le créateur de Chichois, le titi marseillais, Auguste Fourès, une conscience républicaine, Xavier de Fourvières, le moine qui passa sa vie à enseigner le provençal, François Dezeuze (celui-là, on en reparlera! ) le philosophe du mazet montpelliérain...
                La bibliothèque de Joseph Loubet, qui envahissait tout, me laisse rêveur. Les volumes que j'en ai recueilli sont reliés avec goût et sobriété. 
               Il avait tout et sa collection de manuscrits... Ah! sa collection de manuscrits... !!!


Joseph LOUBET, crayon par je ne sais qui



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