9 novembre 2019

Qui sont et que font les libraires aux XVe et XVIe siècles. Surprises de la librairie à Montpellier


A vous, amis libraires, sans qui il serait inutile de publier des livres, ce billet est dédié.

                    Qu'est-ce qu'un libraire?
                    Qui sont les libraires à Montpellier aux XVe et XVIe siècle? Chaque fois que j'ai posé la question (je suis un peu curieux), on m'a répondu par des noms d'imprimeurs.
                    Or, à Montpellier, l'imprimerie ne s'installe qu'en 1594 et il n'est pas avéré que le premier imprimeur, Jean Gillet ait été libraire, c'est à dire qu'il ait vendu d'autres livres que ceux qu'il imprimait lui-même.
                    Et pourtant, on sait bien qu'avant 1594 les gens achetaient des livres. Les notables montpelliérains achetaient des livres. Les étudiants montpelliérains (quelques autochtones et beaucoup d'étrangers de passage comme Rabelais ou les si-connus frères Platter) achetaient des livres. Les touristes européens achetaient des livres (comme cet extraordinaire Hernando/Fernand Colòn, fils de Christophe Colomb dont nous reparlerons un jour et qui ne vient à Montpellier en 1535 que pour faire une véritable razzia chez les libraires ).
                    J'ai donc dépouillé les gros volumes (sans index) des Inventaires des Archives de Montpellier. 
                    Ça m'a donné des renseignements terriblement squelettiques.
                    J'ai quelques noms, mais pas tous, sans aucun doute.
                    J'ai quelques dates, dont je suis sûr qu'elles ne correspondent pas au début et à la fin d'une activité du libraire. J'ai juste des traces du moment où le libraire s'est fait flasher par le percepteur, ou de celui où il est devenu, parfois pour une seule fois dans sa vie, "fournisseur du consulat". Ce sont des épisodes, pas une histoire déroulée.
                    J'ai surtout, dans ces notes administratives, un seul aspect de leur activité, précisément celui qui ne m'intéressait pas. Dans toutes ces recherches fébrilement compilatrices, je n'ai jamais surpris un seul libraire vendre un seul livre. Ils font tout, sauf vendre des livres !
                    Alors que dans les comptes de Hernando Colomb, on voit au contraire en 1535 un acheteur acheter frénétiquement des malles entières de livres sans jamais apercevoir la silhouette d'un libraire. Le rapprochement de ces deux sources pourrait bien à la fin dessiner quelques contours du commerce des livres à Montpellier au XVIe siècle, ou avant.

                    Voici donc quelques traces de mon exploration de cette terra incognita. C'est le premier volet de cette quête. C'est ce que moi j'ai trouvé, de plus savants-patients en trouveront bien d'autres.

                     La première mention est celle d'un Raymond AUGIER (Augieri, Auger),  fesedor de libres qui en 1441, 1442, 1444 et 1446 fournit au Consulat (la Mairie d'alors) des livres, des registres, du papier, du parchemin et des fournitures.
                     A ce moment de ma collecte, mon coeur de bibliothécaire municipal palpite : mon libraire vend des livres à la ville! Hélas. Il ne me faut pas longtemps pour me rendre compte que le mot "LIVRE" est toujours et systématiquement employé pour "REGISTRE". Ce qu'AUGIER fournit à la ville, ce sont les registres vierges où on va, chaque année, inscrire les délibérations, les transactions, la comptabilité.
                     L'idée d'un Consulat achetant des livres (écrits, manuscrits ou imprimés) soit pour sa propre documentation, soit pour les mettre à la disposition du public (centre de documentation ou bibliothèque publique) n'a aucun sens au XVe ou XVIe siècle. Donc, dans tout le reste de ce billet, "Livre" devra être lu : "Registre" ou "Livre de comptes".
                     En 1444 et 1460, c'est Peyre (Pierre) MAMET, librier qui est sollicité pour le même office. Les Consuls font jouer la concurrence. C'est donc qu'il y a une concurrence, plusieurs librayres, libriers, fesadors de libres dans la ville.
                     En 1463 et 1464, c'est Barthélémy BRUNEL, librayre.
                     En 1470 et 1473, c'est Jean BOSON (ou BOZON), librier. Mais, ô surprise, nous retrouvons ce Jean BOSON en 1489 : il fournit 3 registres de papier pour le Consulat, mais c'est en tant que MERCIER.
                     Les frontières des métiers, que je croyais si bien fixés par les murailles juridiques des corporations, s'avèrent flottantes. BOSON est LIBRAIRE-MERCIER, il tient en fait une librairie-papeterie-mercerie.
                     Mais certains libraires ne sont jamais sollicités par les Consuls. C'est le cas de Bernard de BETAL, librayre, qui figure au compoix (registre fiscal) du quartier Sainte-Croix (actuel quartier du Palais de justice) entre 1480 et 1518. Une longue carrière à l'écart des institutions.
                     En 1490, 1492 et 1493, Augustin NADAL est homme à tout faire. Mercier et libraire, il fournit 8 registres. Mais en 1493, il est payé pour les relier. Il est donc aussi RELIEUR.
                    Thomas AMALRIC fait une brève apparition en 1490 pour remettre 6 "remis" (rames?) de papier.
                     Etienne RAYMOND, libraire, fournit les registres de 1498 et 1503.
                     Mais ces registres s'usent.
                     En 1500, on constate que le PETIT THALAMUS (le livre de tous les faits notables de Montpellier) et l'inventaire des chartes se sont faits grignoter par des souris ou des rats (on ne sait pas trop lequel) : "Existentium archivis seu Thesora praedicti consulatus bina vice (?), causa comestiones prima coperture facte per mures sive ratz". Antoine BEAULAYGUE, religatori, est chargé des réparations pour 35 sous.
                      En 1508, Louis BELAMY fournit 4 douzaines de peaux de parchemin pour la provision du consulat et disparaît. En 1518, Pierre CHARELLI fait la même chose et disparaît aussi.
                      C'est alors qu'apparaît un personnage un peu flou, puisque même son nom est assez vague. D'abord nommé Jean de SULY en 1516 lorsqu'il fournit 5 rames et 2 mains de papier, c'est sous le nom de Jean de SASLY qu'il livre son papier en 1539 et 1540. 30 ans après, en 1547, les Consuls le connaissent mieux : c'est  Jean FORNIER dit DE SULY qui leur procure 7 rames de papier et 200 clous pour tapisser la Loge. Décidément, ces papetiers ont plus d'une corde à leur arc mercantile.
                       En 1519, Jean PIET, libraire, empiète pour une seule fois sur la fourniture des registres.
                       Thomas ROSSEL, lui, est qualifié de libraire dans le compoix de Saint-Firmin (actuel quartier Sainte-Anne) dès 1520. Après 1544, ce sont ses héritiers qui payent l'impôt. Entre temps, en 1530, il a fourni des registres blancs au Consulat, ce qui lui vaut la qualification savante et intimidante de BIBLIOPOLE.
                        Antoine CARRON ou CAYRON est enregistré comme libraire près de Sainte Foix (près de l'actuelle Notre Dame des Tables) de 1528 à 1544 au moins. A cette date, il partage sa maison avec un notaire, Maître Anthoine Quatuorbarbis, sans doute plus connu de ses voisins comme Quatrebarbes. Antoine Carron n'a aucun commerce avec le Consulat.
                        C'est en 1528 que je rencontre pour la première fois Jehan LECOING. Je retrouve sa dynastie sur toute la durée que j'ai explorée, jusqu'en 1665. Sans doute va-t-elle au delà, peut-être est-elle née avant 1528. 150 ans dans le commerce du livre, c'est beau !
                         En 1528, 1544, 1567, donc Jean LE COING est libraire dans le quartier de Saint-Firmin.En 1549, 50, 52, il fournit des registres à la ville. Il en fournit encore en 1597. Mais on se doute bien qu'il s'agit de son fils homonyme, qui est recensé entre 1600 et 1614 au moins dans le quartier Saint-Mathieu. En 1665, un autre Jean LE COING sera encore libraire dans le même quartier. Trois, quatre générations se sont succédées dans le même commerce.
                          Gaspard BASTIDE, libraire, fournit en 1534, 35 et 36 des registres à 2 sous par main, compris la reliure et la couverture.
                          Les deux THALAMUS, le Grand et le Petit, sont reliés en 1540 par Jean SOLDARIE qui en profite pour leur rajouter des pages de parchemin vierges.
                          Décidément, c'est le moment où les Consuls, comme s'ils pressentaient les désastres archivoclastes des guerres qui se profilent (terribles à Montpellier, où il ne restera aucune église debout à la fin du siècle) entretiennent leurs archives. Loys LOMBARD, libraire autour de Saint-Firmin, relie et couvre (de parchemin?) les compoix de la ville.
                          C'est à ce moment qu'apparaît sur la scène montpelliéraine une nouvelle dynastie de libraires, portant tous le nom d'Estienne DEBLEAT, DE BLEAC, DE BLEA, voire DUBLEAT.
                          Le premier Estienne DEBLEAT figure au compoix de Sainte-Foix en 1544 comme LIBRERE. En 1563 et en 1567, il fournit des registres. Mais en 1569, c'est sa femme qui livre en tant que libraire 2 rames de papier et un cent de plumes. Il est probable qu'elle exerce en tant que veuve. On retrouve ensuite un Etienne DE BLEA, libraire en 1574, qui fournit des registres (parfois reliés) en 1577, 78, 80, 82, 83, 84 et 85. Cette année-là, il reçoit même la coquette somme de 7£ 20 sols (sic) pour avoir fait un gros livre de parchemin que l'on appelera le Second Petit Thalamus (Tallamus) pour ce que l'autre est tout rempli. C'est un gros morceau! Deux ans plus tard, 1587, surprise : le libraire DEBLEA fournit des ferrures pour la chambre du Conseil de ville. Qu'il s'agisse de fer forgé ou de serrures, c'est assez insolite pour un libraire. En 1588, c'est en tant que libraire et 5e Consul qu'il reçoit le loyer annuel (7£ 18s. 4 deniers, moins cher que le registre du 2e Petit Thalamus!) de la maison louée aux veloutiers, des fabricants de velours. Il figure encore en 1598 au compoix de Sainte-Foix. En 1603, Etienne DABLEA fournit les livres au Collège pour les prix de l'année scolaire.  Mais après 50 ans d'activité, sa trace se perd.
                        Jean MARTIN, libraire, s'est perdu avant, puisque la seule fois qu'on en parle, en 1544, dans le compoix de Saint Firmin, il est déjà mort. Mais en 1567, un autre Jean MARTIN, son fils a coup sûr a repris le métier de libraire, avec une discrétion qui le dérobe tout entier à nos regards. Je ne sais rien de lui.
                        Guillaume DEL TOR, ou DU TOUR, a une carrière plus agitée. Ce libraire commence de façon classique en fournissant les registres de 1556, 57, 60, 62, 63, 68 et 69. Mais cette année-là, il bifurque (ou au moins se diversifie) puisque, si on le qualifie toujours de libraire, c'est 4 bonnets de Mantoue garniz chacun d'ung cordon de crespe pour les 4 compagnons de la suite qu'il vend à la ville. En 1572, c'est toile de Bretagne et bonnets gris... On est loin du livre. Entre temps, il a été nommé 5e Consul, mais il refuse d'exercer sa charge. Du coup, les 31 £ et quelques de ses gages sont réparties entre les 5 autres consuls qui ont assumé son travail d'édile municipal. Curieux homme.    

                       Mathieu MAURIN ne nous est connu comme libraire en 1567 que pour avoir relié deux livres de comptes. Pierre BERNAT, toujours en 1567, par le seul qualificatif de "libraire" qui suit son nom.
                       C'est vraiment une époque troublée. En 1569, Amans NOVEL est assez libraire pour vendre une rame de papier et un carteyron de plumes. Mais en 1572 et 73, en pleine guerre civile, il se reconvertit : sa spécialité, c'est maintenant le suaire pour les pauvres de l'hôptal et les soldats morts. Pas folle la mouche!
                      Pierre ROUSSET ou ROSSET est plus constant : registres en 1571 et 1572.  Puis plus rien.
Il est vrai que c'est l'époque (les décénnies 1570-90) du règne d'Etienne DE BLEAT.

                     1591 : un nouveau monde se met en place. Certes, Pierre de SAINT-JEAN continue la tradition des libraires papetiers autour de l'église Saint-Firmin en fournissant les registres de 1591, 1598, ou 1600.
                     Pierre DEBUISSON est lui aussi marchand libraire vers Sainte Foix entre 1600 et 1614.
                     Paul ADVOCAT semble avoir une longue carrière après 1614, jusqu'à l'orée des années 1560.
                     En 1614, François MAROT est marchand libraire à Sainte-Croix , et on retrouve un autre François MAROT faisant la même chose au même endroit en 1738.
                     Pendant ce temps, les relieur relient.
                     En 1594, un inconnu (pour nous)  relie le Grand Thalamus et un "fondeur et lanternier" reçoit 9£ "pour y avoir fait quelques coquilles en fleur de lys par dessus". C'est joli...
                     Une grande place doit être faite à la famille CHOUET. Il existe en effet une livre dont le titre : Suetoni Tranquilli de XII Caesar. VIII libr. Is. Casaubon recensuit... porte l'adresse : Monspessuli, apud Jacobum Chouet, avec la date de 1597. 25 ans plus tard, en 1620, un autre livre : Varandaei ... opera omnia. Monspessuli, apud Petrum et Jacobum Chouet. Voici des libraires, Pierre et Jacques CHOUET, qui se lancent dans l'édition, sans être imprimeurs, et en oubliant même d'indiquer le nom de celui-ci sur ces éditions. Ces deux volumes ont été légués à la Bibliothèque de Montpellier par Calixte Cavalier. (Voir aussi l'Histoire de l'imprimerie, ouvrage inachevé imprimé à 3 exemplaires par Jean Martel vers 1860. p. 40)
                     En 1628, Loys PRUNIER est à la fois libraire et portier du collège. Il est aussi relieur. Il recouvre de neuf les douze compoix et cadastres de la ville qui étaient tous rompus. A savoir ceux de l'année 1544 avec de bazane verte et y met le papier nécessaire et les libvres que l'on se sert journellement avec de vache de Roussy (c'est quoi?) et fournit 6 grandes mains papier rezin pour mettre ausdits libvres. Louis PRUNIER est un homme précieux et dégourdi. Un vrai portier de collège. Il vend sans doute des brioches à la récré.

                     En 1665 est créée la communauté des imprimeurs, libraires et relieurs de Montpellier.            Lors de la 1ère réunion, le 6 mai, sont présents : Daniel PECH, imprimeur ; Pierre DEBUISSON   (doyen), François MARROT (élu syndic), Pierre RIGAUD, Pierre PERRONNET, François BOURLY et Paul MARRET, libraires et relieurs.  P. Avocat et Daniel Peronnet fils seront reçus quelques jours plus tard.
                     Le commerce des livres est désormais interdit aux merciers, fripiers et colporteurs, et aussi aux non-affiliés, comme ce Michel Duham qui, venu d'Aix en catimini ouvrir boutique est expulsé en 1667...
                
                     Mais la grande nouveauté, celle qui fait entrer Montpellier dans la Galaxie Gutenberg (un siècle et demi après), ce sont ces quittances concernant l'installation de Jean GILLET, imprimeur, à Montpellier en 1594.
1594 : Jean GILLET imprimeur, reçoit les 100£ accordés par les consuls précédents "pour faire porter ses hardes et meubles pour se venir remuer en ceste ville".
1595 : à Jean GILLET imprimeur, 6£ 30 s. "pour avoir imprimé le taux fait par Messieurs les consuls des esmolumens du greffe civil et criminel, que pour avoir imprimé beaucoup d'autres choses" (cette année Guillaume Ranchin est 1er consul)
1595 Barthelémy MASSOLIER, marchand, touche 175£ 37s. 6d. pour des fournitures destinées à l'imprimeur (des polices de caractères).
Quant au loyer de Jean GILLET, 20£ par an, il est pris en charge en 1596 et 1597 par la ville.

                   Mais ceci est une autre histoire : Jean Gillet n'était pas libraire, il imprimait sur commande, "à compte d'auteur".


                   Je sais que mon relevé n'est pas exhaustif.
                   Mais voici déjà 40 noms de gens qui se regroupent sous l'enseigne un peu floue des libraires, papetiers, relieurs et autres gens du commerce du livre.
                   Sur environ 200 ans, ça veut dire que si chaque carrière a une durée moyenne de 25 ans, nous avons à chaque génération 5 libraires installés à Montpellier.
                   La ville doit alors avoir environ 30 000 habitants.
                   Pas mal.

                   Montpellier, ville d'étudiants et de notables du tertiaire (juristes, marchands et Cie) attire les amateurs de livres.
                   Un jour prochain, nous verrons les achats du fils de Christophe Colomb à Montpellier.

2 commentaires:

Jean de la Lune a dit…

On peut, bien sûr, pêcher à d'autres sources.
Ainsi, on trouve un BERNARD DE BETATO, libraire (librario) de la ville de Montpellier venant traiter à Avignon avec le graveur Guillaume de la Croix pour qu'il produise des planches d'une "Ystoria" intitulée "Macabre Homme" de Gillet Coteau de Paris. Ces planches devant être produites à Monpellier.
Un libraire- éditeur, cette fois, cela devient plus intéressant.

Voir page 169 de l'histoire du Livre et de l'impreimerie à Avignon ( Pansier)

Guy Barral a dit…

Ce pourrait bien être le BERNARD DE BETAL dont les variations entre le nom français et le nom latin sont, comme toujours aléatoires. En tout cas, mon BETAL est libraire, et ne semble pas s'occuper de papèterie, puisque, malgré ses - au moins 38 ans de boutique - il n'est pas sollicité par la ville pour ses divers achats. Il ne tiendrait donc pas une "librairie-papèterie", mais serait bel et bien "éditeur-libraire". Très très intéressant, sur les "spécialisations" dans les métiers du livre.